dimanche



Prologue

Florence, Italie.
Février 1497.


Il glisse amoureusement le doigt sur les contours de son visage.
Elle est magnifique.
Il poursuit le long de son corps, effleurant ses formes dénudées.
Il doit coûte que coûte la dissimuler, le temps que se calme l’hystérie religieuse.
Le peintre décide d’emmurer son œuvre, la Madone con vista sull’ Arno, plutôt que de la laisser terminer ses jours dans le Bûcher des Vanités, tel que l’exige Savonarole, le moine dominicain qui a pris le contrôle de Florence.
À regret, Sandro Botticelli la recouvre d’une bâche et quitte son atelier.
Sans se douter que cinq siècles s’écouleront avant que quiconque pose à nouveau les yeux sur elle.


PREMIER CHAPITRE

1.

Kristin jeta un coup d’œil exaspéré à sa montre.
22h30.
- Évidemment, elle est en retard ! lança-t-elle à son amie Samantha.
Les deux jeunes femmes venaient de pousser contre le mur les meubles et le tapis, afin de libérer un vaste espace au centre de la pièce.
Elle composa le numéro de Marie-Nadège.
- Tu es où ? grogna Kristin. Ça fait une demi-heure qu’on t’attend.
- Désolée, je suis encore au Louvre. J’ai dû finir une note de restauration…
- Tu as une copie des dossiers des candidats ? l’interrompit Kristin.
Marie-Nadège déglutit.
- Oui. Les quinze… Mais je me demande si c’est une bonne idée… Si mes patrons apprenaient ça, je serais virée sur-le-champ…
- T’en fais pas, interrompit Kristin. C’est pour ton bien. Et pour ton information, Samantha est aussi nerveuse que toi. Elle ne peut jamais prévoir comment les choses vont se passer.
- C’est bon. Je serai là dans quelques minutes.
- Ne tarde pas. Sammy et moi terminons les préparatifs, ajouta-t-elle avant de couper la communication.
Samantha disposa soigneusement vingt et un cierges en cercle autour d’elles et les alluma un à un. Puis à l’aide d’une craie, elle traça un pentacle sur le plancher.
Au moment où elle complétait l’étoile à cinq branches, Kristin tressaillit : elle avait eut la sensation qu’on venait de la frapper dans l’estomac.
- Qu’est-ce que c’était, Sammy ?
- Ne t’inquiète pas, tout est sous contrôle. Veille juste à rester à l’intérieur des chandelles.


2.

Clac-clac-clac-clac.
Les talons de Marie-Nadège résonnaient sèchement dans la Grande Galerie, au premier étage de l’aile Denon du Louvre.
À l’instar de son père qui, vingt ans plus tôt, ne quittait jamais le musée sans faire ce détour, la jeune conservatrice ne se dirigea pas immédiatement vers la sortie, mais vers le salon Carré.
Elle retint son souffle en posant les yeux sur la Madone con vista sull ’Arno, de Botticelli.
Le travail d’un génie, songea-t-elle.
Avec un pincement au cœur, son regard glissa sur l’espace vide à la droite du tableau. Elle se ressaisit avant que les émotions ne l’étreignent.
Mes deux copines vont me décapiter si je tarde encore.
Elle s’engouffra dans l’aile Sully, descendit les escaliers jusqu’au sous-sol du musée puis fonça vers la sortie.
Mars tirait à sa fin et une nouvelle vague de temps maussade déferlait sur Paris. Elle resserra le foulard cyan autour de son cou et traversa la rue de Rivoli.
Marie-Nadège Augustin avait rencontré Kristin Baumann et Samantha Payne Wright à la Sorbonne, une dizaine d’années plus tôt, alors que toutes les trois bûchaient sur leur maîtrise.
Marie-Nadège s’était spécialisée en histoire de la peinture. Son excellent dossier et les relations de son père lui avaient ouvert les portes de la section italienne du Louvre.
Kristin Baumann, petite Allemande sémillante aux yeux et aux cheveux d’un noir de jais, avait plongé avec voracité dans l’histoire de la Renaissance. Elle aussi avait décroché un emploi au Louvre, mais en tant que guide.
Quant à Samantha Payne Wright, une pulpeuse blonde américaine aux cheveux bouclés, c’était la psychologie expérimentale qui l’avait happée. Sa thèse portant sur le spiritisme l’avait ancrée pour de bon à la Sorbonne, où elle enseignait à présent.
Au fil des ans, les trois jeunes femmes étaient devenues inséparables.
Marie-Nadège laissa passer un taxi en maraude et traversa Saint-Honoré de son pas vif. La soirée qui s’annonçait l’emplissait d’appréhension.
Mais ai-je le choix ? songea-t-elle.
Un mois plus tôt, Gervais Thévenet, directeur des collections italiennes au Louvre et mentor de Marie-Nadège, avait été renversé par une motocyclette alors qu’il traversait la rue sur l’Île de la Cité. Le vieil homme avait été abandonné sur la chaussée, la nuque brisée, tandis que la moto disparaissait au loin. La mort de Gervais avait ému le monde des arts et de la culture ; mais c’est Marie-Nadège qui en avait été le plus ébranlée, car il avait été le meilleur ami de son père.
Deux jours plus tôt, le jeune lieutenant de police chargé de l’enquête lui avait asséné un coup de massue : selon un témoin, les deux types sur la motocyclette semblaient attendre le directeur de collections ; cette version était corroborée par une fleuriste. Tout portait à croire que l’agression avait été préméditée.
Son amie Kristin avait décidé de prendre le contrôle de la situation. Et rien ne résistait à la fougue de la jeune Allemande lorsqu’elle avait une idée en tête.

Marie-Nadège remonta la rue de la Croix-des-petits-champs jusqu’à la place des Victoires, là où son amie Samantha avait son pied-à-terre : un magnifique cent vingt mètres carrés que son papa texan lui avait offert pour son long séjour à Paris, et surtout pour la tenir éloignée de sa nouvelle belle-maman.
La jeune femme leva les yeux vers le deuxième étage. Les rideaux étaient tirés.
Dans quoi est-ce qu’on s’embarque ?
Marie-Nadège entra dans l’immeuble et jeta un coup d’œil critique dans le miroir du hall – je n’ai pas assez de fesses, ni assez de seins – puis d’un mouvement de tête nerveux elle recoiffa ses courts cheveux cendrés. Son visage à l’ovale parfait et aux traits classiques aurait dû attirer des hordes de mâles, mais la froideur de son regard les faisait fuir. Ses yeux, d’une inhabituelle couleur émeraude avec de fines stries aigue-marine, évoquaient les glaces polaire, et trop rarement les mers du Sud.
Marie-Nadège sortit de l’ascenseur et n’eut pas à frapper. Samantha avait entrebâillé la porte.
La conservatrice referma derrière elle et se dirigea lentement vers la chandelle posée au sol, tout au bout du couloir.
Elle réussit toujours à me flanquer la trouille avec ses mises en scène.
- Z’êtes là, les filles ?
Silence.
D’une main hésitante, elle fit glisser le lourd rideau noir qui masquait la pièce du fond.
Le dos très droit, assise à même le sol face au pentacle, Kristin, avec sa longue tignasse ébène, était à peine visible dans la semi-obscurité. Samantha, sur sa gauche, terminait d’assembler ses boucles blondes sous un fichu noir ; elle leva un sourcil vers Marie-Nadège avec un petit sourire malicieux.
La conservatrice n’avança pas ; la fumée âcre émise par les vingt et un cierges lui piquait les yeux.
- Comment fait-on ? lança-t-elle nerveusement.
- Assieds-toi ici, lui intima Kristin en désignant une pointe de l’étoile.
Marie-Nadège inspira profondément et s’exécuta, en déposant le sac contenant les dossiers à ses côtés.
- Kristin m’a raconté, lui dit doucement Samantha. La mort de ton patron serait donc criminelle ?
- Oui. Juste d’y penser me donne la nausée. Gervais était incapable de faire du mal à une mouche, tout le monde l’adorait. Mais il y a plus que ça. Kristin et moi en avons longuement discuté et, d’après nous, le seul élément qui sort de l’ordinaire… C’est que deux jours avant qu’il meure, j’avais réussi à lui arracher l’autorisation pour le projet Botticelli…
Après des mois et des mois de discussions, durant lesquels le vieux directeur de collections avait opposé un non ferme mais affectueux à sa protégée, Gervais avait fini par céder à l’insistance de Marie-Nadège : le Louvre célébrerait dignement les cinq cents ans de la disparition de Sandro Botticelli, le génie de la Renaissance. Une exposition temporaire serait installée au musée, autour d’une pièce maîtresse, La Madone con Vista sull’ Arno, découverte deux décennies plus tôt.
- Il aurait été tellement fier de ce projet. Papa et lui ont permis au Louvre de trouver ce tableau, et j’ai une peine folle à l’idée que ni l’un ni l’autre ne verront cette entreprise menée à bien…
Vingt ans auparavant, Vincent Augustin avait exhumé l’Inferno, une toile du peintre florentin Luca Signorelli, dans l’immense réserve du Louvre. Ce tableau y dormait depuis longtemps à l’insu de tous, à cause d’une erreur d’inventaire. Peu de temps après que l’Inferno eut été restauré et exposé dans le salon Carré, il avait été dérobé. Le père de Marie-Nadège en avait été anéanti, au point que quelques mois plus tard, il se donnait la mort.
- C’est comme une malédiction : mon père et son meilleur ami, passionnés de la Renaissance, tous deux morts prématurément…
- Est-ce toujours toi qui remplaces Gervais à la direction des collections italiennes ?
- Oui, temporairement. Et ça suscite des jalousies.
- Qu’as-tu derrière la tête pour la suite ? lui demanda Samantha.
Marie-Nadège désigna sa collègue Kristin :
- Voici comment nous procéderons : le stagiaire que nous embaucherons, dit-t-elle en montrant les dossiers qu’elle avait apportés, bossera avec Kristin sur le projet Botticelli ; elle y travaillera à mi-temps pour le premier mois puis ensuite à plein temps.
Kristin avait les yeux brillants :
- Lorsque nous en aurons terminé, l’Europe entière se pressera aux portes du Louvre !
Samantha leva le doigt :
- Et ce qui nous amène ici ce soir, c’est…
Kristin l’interrompit :
- … que tu nous aides à choisir le stagiaire qui travaillera sur le projet Botticelli.
- Mais ce pentacle au sol, demanda Marie-Nadège, vous ne craignez pas que ça attire un mauvais esprit ?
- Mais c’est ce qu’on souhaite ! blagua Kristin. Nos vies de célibataires sont tellement barbantes…
- T’inquiète pas, la rassura Samantha, tout est sous contrôle, j’ai l’habitude. N’oublie pas que je suis chercheuse en psychologie expérimentale, ce qui inclut le spiritisme et le paranormal.
- Allez hop, les filles ! s’exclama Kristin en s’éventant du revers de la main. Avant qu’on n’y voie plus rien avec cette foutue fumée, que diriez-vous si on s’activait ? Refile-moi les dossiers des candidats, Mana.
La conservatrice ouvrit son sac et tendit la pile de documents à la jeune Allemande. Celle-ci défit les agrafes, découpa les photos en prenant soin de laisser les noms, puis les remit une à une à Samantha.
Elle en avait placé la moitié dans le pentacle - trois rangées de cinq photos - lorsqu’elle tourna la tête et scruta les ténèbres derrière elle.
- Vous avez senti une présence ?
Kristin déglutit lentement. Un frisson venait de lui parcourir le dos.
- Oui, répondit-elle d’une petite voix.
L’atmosphère dans la pièce s’altéra subtilement. Les bruits de la circulation provenant de la place des Victoires s’atténuèrent peu à peu tandis que l’air s’opacifiait derrière Samantha.
- Il y a maintenant un gentil esprit parmi nous, lança l’Américaine d’une voix faussement confiante. Un gentil esprit qui va nous aider à trouver…
Elle s’interrompit. Les chandelles ne dispensaient presque plus de clarté. On voyait toujours les flammes, mais l’éclairage n’atteignait plus le mur. Les meubles et le tapis roulé étaient à peine visibles.
La pièce s’assombrit jusqu’à ce qu’elle soit plongée dans l’obscurité. Puis les trois jeunes femmes entendirent les lattes du plancher gémir derrière elles. Les craquements du parquet s’arrêtèrent à proximité de l’Américaine.
À tâtons, Marie-Nadège tendit le bras et saisit le briquet qui avait servi à allumer les chandelles. Elle ne réussit qu’à produire de minuscules étincelles, celui-ci refusant obstinément de s’allumer. D’un signe de la tête, Samantha lui enjoignit de poursuivre ses efforts tandis qu’elle finissait de découper les photos et de les ranger dans le cercle, sous l’éclairage stroboscopique des flammèches.
- Nous avons avec nous, reprit-elle sur un ton légèrement tendu, un gentil esprit qui va nous aider à choisir le prochain…
Elle s’interrompit.
- Il n’y a pas quinze dossiers mais seize, chuchota-t-elle en se penchant vers Marie-Nadège.
- Impossible ! J’ai tout recompté avant de partir.
Samantha se redressa vivement, les chandelles avaient retrouvé leur intensité. Inquiète, Kristin regarda dans son dos sans rien distinguer.
- Soyez sans crainte, je sais ce que je fais, affirma Samantha avec assurance où pointait tout de même une note de soulagement. C’est sans danger.
Elle tendit à Marie-Nadège la seizième photo.
- Tonio Morente, murmura la conservatrice. J’étais pourtant convaincue de l’avoir éliminé du lot.
- Un Florentin ! ajouta Kristin en compulsant son dossier.
- Les esprits ont tranché, déclara Samantha. Tonio Morente sera ton prochain stagiaire.